Une spécialiste à la maison !
Quand on a commencé à réfléchir au thème de ce deuxième numéro de Fatche 2 !, « Villes en transitions », on s’est vite dit qu’on aimerait poser des questions à quelqu’un qui s’y connaît vraiment. Et là, surprise : Soussaba a proposé d’interviewer… sa mère !
Alexandra Biehler est maîtresse de conférences à l’École nationale supérieure d’architecture de Marseille (ENSA•Marseille), chercheuse au laboratoire Project[s], et spécialiste des villes, des territoires et de leurs transformations. Elle travaille aussi avec la métropole AMP et le Parc Naturel Régional des Baronnies provençales.
Autant dire qu’on a eu droit à un éclairage complet sur ce que veut dire vivre en ville aujourd’hui, et surtout demain.
Voici l’interview mère/fille, version Fatche !

« Penser la ville autrement » — Une conversation entre Soussaba et sa mère, Alexandra Biehler
À Marseille, on parle beaucoup de transition écologique. Mais qu’est-ce que ça signifie vraiment ? Pour y voir plus clair, Soussaba, a interviewé sa mère. Ensemble, elles ont parlé de climat, de transports, de parcs urbains, mais aussi de tomates, de compost… et du rôle des jeunes dans la ville de demain.
Soussaba – Est-ce que tu peux présenter ton travail à l’École d’architecture ?
Alexandra Biehler – Bien sûr ! Je suis paysagiste de formation, mais je suis devenue géographe en faisant une thèse de géographie. Aujourd’hui, j’enseigne à l’école d’architecture de Marseille, où je dirige un laboratoire de recherche. On y travaille sur les transformations urbaines, les manières de concevoir les villes, de les rendre plus durables, plus vivables.
S. – Et tu fais aussi partie du Parc des Baronnies ?
A.B. – Oui, je suis membre de son conseil scientifique. C’est lié à mon travail de chercheuse : on y réfléchit à la manière dont les territoires peuvent évoluer, tout en respectant la nature, les habitants, et les besoins de demain.
Comprendre ce qu’est une ville en transition
S. – Ok ! Commençons ! Qu’est-ce qu’on appelle une « ville en transition » ?
A.B. – Une ville en transition, c’est une ville qui entame un processus de transformation écologique. L’idée, c’est de changer notre manière de vivre en ville pour la rendre plus durable : moins polluante, plus juste, mieux adaptée aux enjeux climatiques. Cela passe par l’économie, la gestion des ressources, la qualité de vie, l’égalité entre les citoyens… et surtout le respect de l’environnement.
S. – Et pourquoi c’est si important maintenant ?
A.B. – Parce qu’on n’a plus le choix. Le climat change, les conditions de vie évoluent. Si on continue à construire les villes comme dans les années 1950, elles vont devenir invivables : trop chaudes, trop inégalitaires, trop polluées. Il faut transformer la façon dont on pense la ville, pour qu’elle reste habitable dans 50 ans.

Des défis urgents pour nos ville
S. – Quels sont les problèmes les plus urgents à régler dans les villes, par exemple à Marseille ?
A.B. – Il y en a plusieurs, mais je dirais d’abord les transports. Il faut qu’on limite l’usage de la voiture individuelle. Cela veut dire : développer des transports en commun efficaces, accessibles à tout le monde, qui desservent bien toute la ville. Ensuite, il faut rafraîchir les villes. Aujourd’hui, elles surchauffent à cause du béton, de l’asphalte, du manque d’arbres. On a besoin de plus d’espaces verts perméables, plus de zones d’ombre, plus de nature en ville. Et puis bien sûr, il faut aussi repenser l’économie pour qu’elle pollue moins.
Imaginer la ville autrement : densifier sans bétonner
S. – Et vous, les chercheurs, comment vous imaginez la ville de demain ?
A.B. – Je peux te parler d’un programme de recherche auquel je participe, financé par le ministère de la Transition écologique. Il réunit des écoles d’urbanisme, de paysage et d’architecture, en lien avec la métropole Aix-Marseille-Provence. On travaille sur l’intensification des usages, un mot un peu plus sympa que « densification » ! L’idée, c’est de faire vivre davantage certains espaces existants : les parcs, les espaces publics, les friches… Au lieu de toujours construire plus, on réfléchit à mieux utiliser ce qu’on a déjà.
S. – Tu as un exemple ?
A.B. – Oui, les parcs construits au-dessus de l’autoroute L2, à Marseille. Ce sont de longs jardins publics qui permettent à la fois de se déplacer à pied ou à vélo, d’avoir accès à la nature, de se retrouver, de pique-niquer, de faire du sport… On les a étudiés parce qu’ils rafraîchissent la ville, améliorent la qualité de l’air, et créent du lien social. Et ce genre de projets, on pourrait les développer ailleurs dans la métropole.

Des parcs pour vivre, se déplacer et apprendre ensemble
S. – Et les espaces publics dans tout ça, à quoi servent-ils vraiment ?
A.B. – On a observé que dans certaines zones périurbaines de Marseille, notamment le long de la L2, des parcs ont été construits sur la couverture de l’autoroute, comme le parc de la Moline ou celui qui va jusqu’à l’échangeur Florian. Ces espaces verts ne sont pas juste décoratifs : ils changent la vie du quartier. Ils permettent aux habitants de se déplacer autrement, à pied ou à vélo, pour aller prendre le bus, le tram ou le métro. C’est ce qu’on appelle des déplacements doux. Et ça, dans des zones où les gens utilisent beaucoup la voiture, c’est une vraie avancée.
Mais ces parcs jouent aussi d’autres rôles. Depuis le Covid, on voit que les citadins ont envie de se retrouver dehors. Ces lieux sont devenus des espaces de convivialité : on y fête des anniversaires, on y promène les chiens, on y fait du sport, du yoga, de la boxe… Ce sont aussi des lieux d’apprentissage : on y reçoit des écoles, on y développe la biodiversité, avec par exemple un jardin aux papillons où l’on mesure la richesse de la faune. Et bien sûr, ces sols plantés rafraîchissent la ville, contrairement au béton ou à l’enrobé qui stockent la chaleur.
Ces grands parcs linéaires, en plus de relier les quartiers entre eux et les transports en commun, deviennent des lieux partagés, comme les places ou les jardins publics des centres-villes. Dans des quartiers où les logements sont parfois plus petits et les jardins privés absents, ces espaces communs deviennent essentiels. Ils créent un sentiment d’appartenance à la ville, renforcent le vivre ensemble et donnent envie aux habitants de s’engager pour leur quartier.

Cultiver la ville : agriculture urbaine et lien social
S– Est-ce que l’agriculture urbaine peut aussi faire partie de cette transition ?
A.B. – Bien sûr ! À Marseille, il y a des exemples formidables, comme Le Talus ou Terre de Mars. Ce sont des lieux où on cultive des légumes en pleine ville, mais aussi où on organise des ateliers, des concerts, des repas. C’est bon pour la biodiversité, pour le climat, et ça crée du lien entre les habitants. Produire localement permet aussi de limiter les transports de marchandises, de manger de saison… et de créer des emplois.
Penser la transition à l’échelle du territoire
S. – Est-ce que toutes les villes peuvent se transformer ?
A.B. – Oui, mais à condition de penser les projets à l’échelle du territoire. La transition, ce n’est pas juste ajouter un peu de vert par-ci par-là. Il faut une vision globale, où écologie, justice sociale et développement économique vont ensemble. Sinon, on crée de nouvelles inégalités. Et on ne peut pas réussir une transition écologique sans transition sociale.

S’inspirer du passé pour penser l’avenir
S.– Est-ce qu’il y a des modèles de ville vraiment réussis, qui pourraient nous inspirer aujourd’hui ?
A.B. – Oui, il faut parfois regarder dans le passé. Un exemple emblématique, c’est celui de Frederick Law Olmsted, un paysagiste américain du XIXe siècle. Il a pensé la ville en lien avec la géographie, le transport, l’eau, le climat… À Boston, il a imaginé des systèmes de parcs connectés, avec une vraie vision globale pour structurer la ville. C’était déjà une réponse à une ville industrielle devenue invivable.
Aujourd’hui, on retrouve cette approche chez des paysagistes contemporains comme Michel Desvigne, qui a travaillé sur plusieurs projets d’espaces publics en France, dont à Marseille. Ces professionnels pensent la ville dans le temps long, avec le vivant, avec l’idée que les lieux vont évoluer, être appropriés, transformés. C’est très différent d’une vision figée : le rôle du paysagiste, ce n’est pas de livrer un décor fini, mais de créer un espace qui va vivre avec les habitants et les saisons.
S.– Et si tu devais imaginer Marseille dans 20 ans ?
A.B. – Je rêve d’une ville plus verte, moins bruyante, moins polluée. Une ville où on peut tout faire à pied, en vélo ou en tram. Où il y a des arbres, des parcs, de la fraîcheur, de la solidarité. Et où chacun se sent appartenir à un quartier, à une ville, à un projet commun.
Les jeunes ont un rôle à jouer
S. – Et les jeunes, quel rôle peuvent-ils jouer dans tout ça ?
A.B. – Vous êtes les citoyens de demain ! Donc vous avez un rôle énorme. En changeant vos habitudes, en parlant à vos proches, en votant plus tard pour des projets responsables, vous pouvez peser sur les décisions. Et même dès maintenant, vous pouvez agir : participer à des jardins collectifs, composter vos déchets, utiliser les transports en commun… Il y a plein de façons de s’impliquer.
Demandez-vous ce que vous aimeriez vivre dans l’espace public. Ensuite, allez vers les autres, proposez, engagez-vous. Allez au marché, discutez avec les producteurs locaux, utilisez les composteurs, interpellez votre mairie si besoin. La ville vous appartient aussi !