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Journal intime des Docks

By 1 mars 2016Fatchalire

Chaque semaine un groupe d’habitant se réunit pour un atelier d’écriture sur le territoire, animé par Delphine Bole. Ils se sont mis dans la peau des Docks, à différentes époques. leur travail constitue un journal intime, fictif et éclaté, du bâtiment.

journal-intime

1853 

Je naquis l’année 1853 après que la Ville de Marseille, sur un terre-plein, en s’inspirant des Docks de Londres, décida de me construire.
La révolution industrielle se mettait en route et il fallait des bâtiments qui puissent entreposer des produits manufacturés, cette marchandise arrivant par la voie maritime de différentes régions du monde.

Daniel Bastide

1856

Je n’étais pas un chemin de halage et encore moins un marche pied de la Tamise. Pourtant, les docks donnaient leur sens et leur direction à mon fer, celui qui de parallèles en parallèles acheminait les marchandises partout en France.
Ma voix éraillée s’entendait jusqu’au coeur des dockers avant d’être plongée dans un mutisme marchand.
Ma ligne de vie était soudainement rompue et l’on peut voir aujourd’hui les stigmates de mes passages s’acoquinant avec l’herbe qui, au creux de la paume, pousse. Comme effacé le fer sous le vert des herbes en lutte.

Framboise Cayol

1955

Vivant ! je suis vivant !

Je l’ai échappé belle. Rescapé de ces pluies de bombes tombées d’un ciel nazi. Ma façade est intacte, mes fenestrons, mes cours saisonnières, mes portes aussi.
On m’a épargné. Je leur suis trop utile… Enfin, j’étais.

C’est fini désormais.

Je suis vivant, oui, mais délaissé. Déserté. Et muet. Je n’entendrai plus les portefaix se héler en me chargeant de ballots d’épices ou de café. Je n’entendrai plus les patrons houspiller leurs employés pour accélérer les cadences, ni plus les clameurs vindicatives des dockers, leurs chants de grève, leurs cris de misère, leurs peurs des lendemains précaires. Vidé de l’intérieur, je n’ai plus que mes pierres sur la peau et mes vertèbres métalliques. Et ma foi, pour un centenaire, je ne suis pas trop décati.
Mes briques toujours sanguines n’ont subi ni outrages du temps, ni blessures de guerre.
Mais on m’abandonne.
Désormais j’étale mon année de pierre le long d’un quai en paix, quêtant un peu de vie animée à déposer entre mes murs saufs. Les Parisiens me lorgnent, je le vois bien. Mon air anglais peut­-être ? Je leur plais. La rumeur dit qu’ils veulent me gaver de papier ou de blé. Est-­ce que j’ai une gueule de bureau ou de grenier, je vous le demande ?

Delphine Bole

1955

Je sers à stocker d’une part du blé, d’autre part du papier et tout va bien, j’assume mes responsabilités. Mais voilà que depuis quelque temps, des squatters ont envahi l’espace.
Pardi, il y a de quoi manger et de quoi se distraire : les rats se délectent. Ils s’installent chez moi dans mon silo à blé et font bombance. Et quand ils sont repus, ils passent à côté dans le silo à papier et y découvrent ­ oh merveille ! ­ des papiers usagers certes, mais aussi des livres. Et vous n’allez pas le croire mais les rats se mettent à table cette fois pour lire. Eh oui, ce sont des rats savants !
Bah, il reste bien assez de blé et bien assez de papier ! Qu’ils continuent leurs petites affaires, ils ne me dérangent pas. Au contraire j’aime bien me sentir utile à autre chose qu’à stocker.

Mireille Drogoul

1956

La tuile.
Il fallait que je tombe sur cette bande de chronopathes. Ils ne pensent qu’à ça ! Je ne vois pas ce que je viens faire là dedans, moi ! Encore ce serait le mistral et le gros temps, la pluie battante et le reste à l’avenant, le temps qu’il fait !
Mais là non, je rêve, le temps qui passe, me v’là bien, la tête de ma mère !

Marion de Dominicis

1991-1995

On vide mon antre.
L’autre jour, un docker, adossé contre moi, une chaussure sale traînant sur mes pans, disait à ses collègues son regret de ne pouvoir lutter contre la politique de la ville visant à changer mon esthétisme. Je suis trop sale pour prétendre rester ici, dans le futur quartier économique.
“Un être au fort potentiel”, qu’ils disaient en parlant de moi.
On commence déjà à me frotter, on enlève les victuailles que je gardais et qui masquaient mon odeur, cachaient mes nombreuses cicatrices.
Me voilà à nu. J’en impose. Ces cicatrices montrent la rudesse de mon passé.

Brice Goyard

1988

Je suis définitivement et irrévocablement mis en retraite, la raison principale pour laquelle j’ai été conçu n’a pas de sens.
Que vont ils faire de moi?
Ça m’inquiète, j’ai des soucis. Je voudrais bien continuer mon existence, prolonger mon utilité, allonger ma vie, perpétuer ma fonctionnalité.
J’ai entendu que dans d’autres villes postindustrielles, les entrepôts anciens devenus impraticables sont transformées, réaménagés dans une sorte d’espace culturel, mélangés avec des bureaux administratifs et espaces de détente.
J’ai l’espoir, pourquoi pas moi ?
Après tout, je suis dans la deuxième ville de France, dans un quartier prometteur qui est la porte maritime de millions de passagers et marchandises.
Oui, pourquoi pas moi ?, avec cette apparence physique imposante que tous envient, ces lignes irrésistibles qui me modèlent, aussi parfaites, porteuses d’un symbolisme numérologique, chargé d’histoire.
J’ai tout pour réussir, pour percer, franchir l’obstacle, dépasser la contrainte et rendre heureux les gens.
J’ai un grand avenir.

Santiago de la Fuente

1989

Ah les salauds ! Ils l’ont fait, ils m’ont fermé. Moi, le plus grand entrepôt d’Europe, avec mes ascenceurs hydrauliques si modernes.

Ils étaient fiers de moi à l’époque. Ahhh… On venait me voir de San Francisco pour observer ma belle mécanique. C’est que je suis bien placé, contre le quai et juste devant le chemin de fer. Mon père, le Talabot, ne s’était pas trompé ! Et j’en ai vu passer du monde, ça a sué dans mes entrailles, je peux vous le garantir !
Mais tout ça c’est fini. ils me ferment. Ils déplacent. Ils délocalisent. Pas un adieu, pas un salut ou un au-revoir.
ça fait plusieurs mois déjà que mes portes ne s’ouvrent plus. Je m’encrasse, j’étouffe dans cette moiteur épicée. Heureusement qu’il me reste les odeurs. je peux me ressasser mes belles années.
Hier ils ont apporté un drôle d’engin avec un long cou qui a commencé à me gratter l’oesophage.
C’est étrange comme sensation.
Qu’est-ce qu’ils me réservent ?

Nicolas Dupont

2015

Lifté, on m’a lifté… Je dis pas ça par anglicisme, non non, il ne s’agit pas d’ascenseurs ­- ça, de ce côté­ là, j’ai toujours été gâté, Dieu merci – ­je parle bien de lifting. On m’a refait le portrait, quelque chose de sévère. Exit mon côté crasseux, mon bon gros bide populaire, mes dents pourries et mon haleine éraillée de tabac et à l’alcool.
Aujourd’hui, j’ai le teint blanc et les pommettes roses. La même silhouette ? Oui, mais quelques années de régime amincissant et de cure détox m’ont rendu méconnaissable à l’intérieur : décapé, alvéolé, propre sur moi, brillant comme une prothèse neuve. On m’a relooké, je vous dis, ils m’ont parfumé, collé trois palmiers, tapissé de mosaïques turquoises, rebaptisé Docks village et puis, hop, ils m’ont poussé juste avant Noël sur la scène bourgeoise… si peu bohème.
Proclamé nouveau lieu de vie branché des Marseillais, je vends du jean, de la navette et du hamburgé à prix fort.
Ah ! Sûr qu’ils se foutraient bien de ma gueule, s’ils me voyaient pomponné comme ça, mes dockers d’antan…
Mes potes autour sont partis, eux aussi. Mon vieux train s’est fait le rail. Les bicoques sont rentrées sous terre. Mon quai des brumes s’est fait implanter des Terrasses rutilantes… un peu plus et je voyais même plus la mer.
Moi le musculeux du 19e, j’étale désormais ma culture d’emprunt sur ma façade nord, un méli­mélo de prose issue de bouquins que je n’ai jamais lus et que je ne lirai jamais. C’est que j’ai jamais stocké de livres, moi. Pas le temps, le commerce avant tout, m’sieurs dames. La France attendait, qu’est­-ce que vous croyez ?
Bref, j’étais les Docks, je suis devenu les Docks village, port, marché.
Je suis le nouvel emblème de marseille, c’est grave dock(t)er ?

Delphine Bole