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Entrevue avec Alban Corbier-Labasse, à la barre d’un navire créatif !

By 15 février 2024Fatchalire, Numéro 28

Comment orienter et coordonner ce grand village créatif qu’est la Friche Belle de Mai ? 

Tiphaine et Alix ont eu l’occasion de rencontrer Alban Corbier Labasse, le directeur de cette communauté culturelle. Insistant sur l’aspect horizontal de la gestion du lieu, il se livre sur ses expériences passées, ses ambitions, ses priorités sociales et écologiques avec simplicité et pragmatisme.

À l’énoncé de son parcours professionnel, il semble que Alban Corbier-Labasse a touché à tous les secteurs de la culture. “Il m’en manque quelques-uns”, précise-t-il toutefois, “notamment ceux du patrimoine et des musées”. À Rio de Janeiro, Casablanca et Dakar, le diplomate culturel a occupé des postes au sein des Alliances et Instituts français, entre deux postes en France métropolitaine et en Outre-Mer pour des collectivités publiques, des théâtres ou des ministères. 

Quel poste pouvait alors attirer l’attention d’un diplomate culturel au parcours sans faute ? C’est l’envoûtante Marseille qui séduit le visiteur de passage. Alban Corbier-Labasse s’y rend chaque année pour le festival Actoral, et, à quelques kilomètres de là, pour le Festival d’Avignon et les Rencontres d’Arles. C’est assez naturellement qu’il pose ses valises d’expatrié dans le sud en 2021.

L’aboutissement d’une carrière 

À cinquante-trois ans, il prend la tête du plus gros établissement culturel de Marseille : La Friche Belle de Mai. De visiteur estival, il passe directeur de cette ancienne manufacture des tabacs, propriété de Seita, deuxième plus grande manufacture de France à la fin du 19ème siècle. À la fin des années 1990, la Ville de Marseille devient propriétaire des lieux, après que Système Friche Théâtre, projet porté par Philippe Foulquié et Alain Fourneau, s’y est installé en 1992. Producteurs, opérateurs culturels et équipes artistiques se joignent au projet Friche qui jouit d’un terrain de jeu colossal de 45 000m2

Une Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC) est fondée en 2007 pour soutenir la mutation de ce village dans la ville. Le site de la Friche explique que sa “gouvernance est organisée en quatre collèges (résidents / proximité / contributeurs / travailleur.ses) et rassemble dans son conseil d’administration des usagers, des opérateurs culturels et les institutions publiques” soulignant l’exclusivité d’une telle gestion collaborative en France pour un projet d’une envergure pareille.

Pour Alban Corbier-Labasse, la Friche est l’aboutissement évident de sa carrière, et pour la première fois, il envisage un poste à long terme, à rebours des missions de quatre ans en Institut français à l’étranger. La Friche est, selon lui, “le seul endroit en France où on peut toucher à tout [culturellement] et continuer à s’intéresser à tous les sujets”. Et grâce à son bagage professionnel, Alban Corbier-Labasse est à même d’affronter la fonction gigantesque de directeur d’une Friche où tous les profils se côtoient, “on voit des gens à 360°, du commissaire d’exposition branchée de Berlin, à l’animateur du club de boxe du quartier”. Avoir travaillé dans des contextes socioculturels multiples, dans des cultures différentes et avoir touché à plusieurs types de métiers dans la sphère publique permet au directeur “d’être en capacité de discuter avec beaucoup de monde, en ayant une petite idée des enjeux de chaque secteur” selon ses termes. 


Le maire d’un village à l’usage particulier

La question de la gouvernance d’un tel établissement interpelle. La Friche s’étale sur près de cinq hectares en plein cœur de la ville de Marseille et accueille une soixantaine de résidents, associations et acteurs culturels. Au fil des ans, le site mute et éclosent en son sein théâtres, salles de spectacle et d’exposition, toit-terrasse, crèche, aire de jeu, jardins partagés, café-librairie, playground, skatepark… Le bourgeonnement est incessant. Bientôt l’espace semble trop restreint et en 2014, la Friche reprend, hors de ses murs, le cinéma Le Gyptis dans l’ancien théâtre éponyme au cœur du quartier de la Belle de Mai.

Un village dans la ville. Le rôle du directeur de la Friche s’apparente véritablement à celui d’un “maire de village”, pour reprendre l’expression d’un journaliste de France Inter à l’intention de Alban Corbier-Labasse. Ce dernier approuve en expliquant sa mission, “ce que j’essaie d’apporter, c’est du temps de disponibilité pour parler au plus grand nombre d’interlocuteurs qui traversent ce lieu”. Loin d’une gouvernance hiérarchique traditionnelle, la Friche a réussi à instaurer un système horizontal sans contrôle ni micro-management permanents. La synergie des résidents et la particularité d’un tel lieu multiculturel imposent un partage et un consentement nécessaires à tout projet. Ici, l’individualité ne fonctionne pas. 

Depuis son arrivée à la tête de la Friche, Alban Corbier-Labasse a concrétisé son intuition de renforcer la partie artistique, notamment sur les cultures urbaines. Le directeur a notamment permis l’implantation de la compagnie de danse Accrorap portée par Kader Attou à la Friche en 2022. En partenariat avec une association artistique conventionnée Art en Territoire, Accrorap dispose également d’un studio de 300m2 qui accueille des artistes en résidence.  

Le directeur concède que s’il a défendu au début quelques projets qui lui tenait à cœur, il a rapidement saisi le caractère atypique du modèle de fonctionnement, “c’est un peu l’anti-modèle d’un système pyramidal, on apprend à travailler ensemble”. Comme dans un village, chacun doit se sentir concerné par les prises de décision dans une logique de concertation efficace. Le directeur confirme la primordialité de l’écoute et loue la forme de management mise en place à la Friche, “plus on laisse les gens s’exprimer et développer leur envie, plus les projets se font d’eux-mêmes, et nous, à la direction, on n’a plus qu’à les accompagner”, avant d’ajouter, “les choses adviennent par elles-mêmes”. 

Le directeur est toutefois lucide quant aux habitudes ancrées chez certains des plus anciens acteurs, parfois réticents à tout changement perçu comme inutile. Le directeur insiste alors sur le rôle essentiel de la direction à anticiper et faire avancer tout l’équipe de ce navire à l’inertie inévitable. Pour lui, il est fondamental que “le lieu conserve son âme, ce qui fait de la Friche la Friche”, tout en s’adaptant aux problématiques actuelles et à la question d’inclusion dans le quartier, au cœur du projet depuis le début. 

Quel ancrage de la friche dans le quartier de la Belle de mai ? 

Dans les années 1960, la manufacture Seita se dressait au rang de premier pourvoyeur d’emploi de la Belle de Mai. 68% de la population active du quartier y avait été engagé, dont 90% de femmes et une large proportion d’immigrés italiens. Mais quelle place tient-elle dorénavant sur le marché de l’emploi du quartier et plus généralement de Marseille ? Pour intégrer la Friche au sein de la vie du quartier, l’enjeu est double : l’espace doit à la fois se préoccuper de son impact économique et social dans le territoire et devenir un espace de vie, de regroupement, un socle fédérateur pour les habitants du quartier et au-delà. 

« Le sujet de l’inclusion était déjà présent mais je suis arrivé avec l’envie de replacer la Friche dans son contexte territorial, avec sa responsabilité sociale » déclare le directeur. Il admet néanmoins que le pourcentage de personnes employées originaires du quartier est mince, « il y a beaucoup d’emplois relativement qualifiés ici, comme des postes de chargée de mission« . Mais pour lui, tout se joue ailleurs. Alban Corbier-Labasse dénombre deux principaux ressorts pour dynamiser l’emploi de l’écosystème frichiste. D’abord, des accords ont été passés avec la mission locale et France Travail qui siège de l’autre côté de la rue. Mais le directeur insiste sur un second aspect : « ce qui nous paraît plus à notre portée, c’est de travailler la question de l’insertion professionnelle des jeunes, dans les métiers qui sont présents à la friche et de le travailler à l’échelle de la ville. » L’arrivée de l’association TransfOrama est perçue comme un véritable déclencheur. Bénéficiant des aides du projet Marseille en Grand, l’association offre un accompagnement de volontaires de 18 à 30 dans la création de leur projet professionnel et entrepreneurial. La politique de l’intégration de la Friche se cultive donc sur le territoire marseillais, attentive aux volontés et ambitions de ses jeunes. 

C’est ici que le second élément entre en jeu, « notre richesse, c’est ce lieu, c’est  le sol, c’est la capacité de se poser ici, de respirer, d’atterrir, d’être bien, d’être dans un endroit sûr, et ça, ça n’a pas de prix« , concède le directeur. La Friche est avant tout un espace librement accessible, un terrain de rencontre et de sociabilisation, une agora marseillaise. Mais, pour Alban Corbier-Labasse, une politique d’intégration doit être menée avec une équipe dédiée. « Tant que vous n’avez pas des ressources humaines dédiées, dont c’est la fonction exclusive de travailler ces sujets-là, de prendre soin de cette relation de proximité, on peut avoir toutes les bonnes intentions du monde, ça ne sert à rien« , explique-t-il avec pragmatisme.

De fait, l’équipe dédiée à la relation avec le territoire a gonflé ces dernières années. « Au moins quatre personnes travaillent exclusivement sur la question du territoire, de l’insertion et de l’inclusion, et de la prévention, même. […] En quatre ans, avec le soutien notamment de la Fondation de France, de la protection judiciaire de la jeunesse, on s’est armé de forces humaines qui travaillent et discutent avec les Fondations Abbé Pierre, l’Armée du Salut…« . Un poste inédit a même été composé, un Chargé de coopération de proximité, et celui de Chargée de mission prévention éducation est venu compléter l’équipe il y a un an. Deux médiatrices, attachées à la SCIC de la Friche, et celle.ux des structures résidentes se consacrent à défaire, pierre après pierre, les frontières qui isolent parfois l’offre artistique de son public. 

Mais le directeur rappelle, « qu’ils fassent du skate, ou qu’ils aiment la danse contemporaine, pour moi, c’est égal en termes d’usages. L’accès à l’offre culturelle, c’est important, mais ce n’est pas plus important qu’une famille fête l’anniversaire du gamin dans le parc avec tous les copains et d’en faire un lieu commun, qu’ils s’approprient« . Le playground tient ce rôle fédérateur pour les jeunes du quartier. Espace de danse, de skate, d’escalade, de foot ou de basket, les activités sportives battent leur plein, des médiateurs sociaux et des professeurs de skate animant le lieu au besoin. Le sport est l’un des pôles centraux de la Friche et l’une des ambitions du directeur. Il confie vouloir lui attribuer une place plus importante, notamment en poursuivant ses discussions avec la Fondation OM sur le foot féminin.

La Friche, un poumon vert en devenir ? 

Comment penser un projet social, territorial, durable sans insister sur l’urgence environnementale ? Aujourd’hui, ce grand colosse de béton est traversé par une volonté de changement, le directeur et les acteurs de la Friche à la barre. Le cap est donné. Alban Corbier-Labasse souhaite rendre ce lieu résilient à l’horizon 2030. 

Déjà, des initiatives percent les larges dalles de béton qui recouvrent la Friche. Parmi elles, les travaux de l’École Nationale Supérieure du Paysage pour établir des noyaux de verdure autonomes, les rendez-vous hebdomadaires des paysans locaux,  la création du luxuriant Jardin des rails. Depuis 2019, le collectif Friche verte, composé d’usagers et de résidents, se réunit mensuellement pour redessiner les orientations à suivre. Au cœur de la Friche, les petits chantiers côtoient les plus grands : les travaux d’isolation et de restauration des bâtiments, vestiges de la manufacture de tabac, ont été amorcés il y a quelques années. 

Un autre projet de grande ampleur anime Alban Corbier-Labasse. Sans hésitation, à la question du futur de la Friche, le directeur confie, « je rêve qu’il y ait une canopée végétale qui la recouvre » avant d’ajouter, « parce que les étés vont être de plus en plus durs, nous devons voir comment transformer ce lieu pour le rendre résilient face aux difficultés climatiques qui vont nous tomber dessus« . 

Inscrit dans le quartier de la Belle de mai, ce projet « dingue » selon ses termes, trouve une résonance toute particulière. Les chiffres de l’Agence de la transition écologique sont encourageants, les arbres d’ombrage permettraient de baisser de 3 à 5 °C la température moyenne urbaine et modérer les îlots de chaleur. Imaginez le pouvoir d’une canopée verte ! Dans une ville où le parc immobilier comptait 50 000 logements en précarité énergétique en 2022, la création de refuges climatiques, déjà présents dans certaines capitales européennes, pourrait être salvatrice. 

Mais, armé de ses années d’expériences, Alban Corbier-Labasse connaît l’ampleur d’un tel projet. « Ici, c’est un gros paquebot, lorsque vous tournez la roue d’un quart, il s’en passe du temps avant que le navire tourne« . Si l’équipe s’active à son bord, pour le directeur, un budget bien établi est le carburant essentiel à tout projet ambitieux. Il est dur de s’extraire d’une écologie libérale lorsqu’on est à la barre d’un si large navire où l’inertie fait parfois obstacle. 

« Aujourd’hui, il n’y a rien de plus politique qu’un budget »

L’inscription des décisions dans le temps long est inévitable dans un projet à l’ampleur de la Friche, « après, c’est sûr que si on avait plus d’argent, ça irait plus vite… » conclut le directeur avec une pointe d’amertume. Interrogé sur les principaux obstacles à ses projets, l’enjeu financier apparaît rapidement. Il témoigne avec ironie, « dès qu’on bouge un petit doigt, ça coûte tout de suite. Et on s’interroge : mais vous êtes sûrs là ? Il n’y a pas un zéro de trop ? Ah non« . 

Pour mener à bien un projet à l’échelle de la Friche, de nombreuses démarches s’imposent. Le directeur les énumère, “engager un bureau d’étude notamment, chercher de l’argent, beaucoup d’argent”. Mais pour s’affranchir de cette subordination financière, Alban Corbier-Labasse a souhaité rééquilibrer son budget. Aujourd’hui les ressources propres constituent 40% du portefeuille de la SCIC, 10% de plus qu’en 2021, un chiffre qui réjouit le directeur. Cette capacité à générer des ressources propres est notamment portée par la Cartonnerie, un large espace privatisable. Assemblées générales, congrès, salon… La location du lieu par les entreprises constitue la moitié de la capacité d’autofinancement de la Friche. Les charges des résidents, elles, ne représentent qu’une part minime du budget. 

« Augmenter sa capacité d’autofinancement, c’est augmenter sa capacité à agir, à être libre, sans dépendre des lignes directrices d’un appel à projet ou autre« , explique le directeur. Et pour cause, depuis dix ans, si l’inflation et les besoins ont grossi, les subventions publiques, elles, restent stables. Néanmoins, « le couteau entre les dents« , l’équipe de la SCIC part souvent à l’assaut de subventions, notamment européennes. Celles de la ville de Marseille, de la région, de l’Etat, et, dans une moindre mesure du département, elles, restent fixes. 

Une constellation d’enjeux supplémentaires 

L’intégration sociale, l’environnement et la question budgétaire sont les trois enjeux qui semblent prévalents dans le discours d’Alban Corbier-Labasse. Pourtant, d’autres préoccupations majeures viennent s’agréger aux priorités du directeur. Parmi elles, la question décoloniale, de la diaspora africaine et ultramarine est centrale. S’il enregistre de petites avancées, « ce n’est pas encore à la dimension que mérite la Friche« . 

Comme en résonance avec les propos du directeur, la Friche a lancé vendredi 2 février le temps fort Un Champ d’îles dédié à la création contemporaine des Outre-mer. Deux expositions collectives portées par Frac Réunion et Fraeme mettent en avant l’art ultramarin de soixante artistes actif.ve.s à la Réunion, en Guadeloupe, Martinique, Guyane française et Haïti. Des rencontres professionnelles et soirées de performances ont accompagné le lancement, afin d’aborder les enjeux des arts visuels au sein de ces territoires d’Outre-mer.

Le navire artistique qu’est la Friche semble poursuivre son cap dans une logique de mutation et d’adaptation perpétuelles, ancrant dans son sillon des projets culturels ambitieux et novateurs, ainsi que son empreinte dans le quartier emblématique de la Belle de Mai à Marseille. La Friche est un terrain d’expérimentation artistique et urbaine, un projet sociétal, une aventure citoyenne singulière et son écriture est loin d’être terminée.

Pragmatique mais pas dépourvu d’idées visionnaires, le directeur de la Friche Belle de Mai évoque volontiers les idées ambitieuses qu’il imagine pour ce lieu gigantesque. Il conclut l’entretien en jetant une bouteille à la mer à l’intention de la ville, à l’évocation des travaux de recouvrement des voies ferrées de la Gare Saint-Charles, “avoir une allée végétalisée qui nous relie à la gare ce serait bien, non ?”.