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Carnets de voyages futuristes

By 25 novembre 2016Fatchalire, Numéro 8

L’an 2516. Le monde a été bouleversé par les perturbations climatiques, et une partie interminable semble se jouer sur l’échiquier géopolitique. Les flux migratoires n’ont jamais cessé, ils ont simplement changé de course.

Marseille – la ville millénaire aux multiples noms – est restée un phare pour de nombreux migrants…

L’atelier d’écriture animé par Gaspard Flamant a projeté dans le futur les trajectoires de migrants imaginaires.

Che Toan Van, 72 ans – Vietnam-Laos- Cambodge

Mercredi 16 novembre 2516

Ça y est, je suis à l’aérogare. À travers les vitres, je vois encore Ho-Chi-Minh Ville, mais je ne ressens pas grand chose. Je crois que j’ai tellement rêvé de partir, et l’attente avant d’avoir mon billet a été si longue que je suis en fait déjà parti. Dans quelques minutes, ma robot-femme Fleur et moi-même décollerons pour la Sibérie Unie. Je sais pas de quoi sera fait le reste du trajet, mais je sens déjà l’odeur de la mer Méditérannée. Il paraît qu’elle pue un peu la chimie, mais c’est pas grave, on sera heureux là-bas.

Vendredi 31 novembre 2516

Tout s’est passé comme sur des roulettes. Enfin… le trajet jusqu’ici en tout cas. Depuis, on passe nos journées à attendre, à espérer qu’un des passeurs vienne nous dire « c’est pour aujourd’hui ! ». Mais ils nous font poireauter ces salauds. Alors du coup je continue les petites améliorations et l’entretien numérique de Fleur. Sans mes quarante-huit ans de métier dans la robot-informatique, ces quinze jours auraient été horriblement longs. Mais j’ai encore assez d’argent et d’amour pour tenir. Je tiendrais.

Lundi 7 décembre 2516

J’écris pour ne pas devenir fou. Ça fait maintenant dix-huit heures que je suis caché avec Fleur sous le plancher chauffant d’un thermo-train qui relie Big Moscou à X-Prague. Il fait une chaleur à crever, et Fleur perd de l’huile. J’ai l’impression que les vibrations vont me faire fissurer le crâne. Dire que j’ai payé presque un mois de salaire pour voyager dans ces conditions… Et avec la peur au bide, en prime ! Il paraît que les douaniers d’Europe Centrale sont violents. Mais ils n’oseront pas frapper un vieillard et sa femme bionique.

Jeudi 27 décembre 2516

J’ai vécu mon premier « World Christmas Day » en dehors de chez moi. Je sais qu’avant les zones non-urbaines étaient blanches de neige à cette époque, mais malgré la disparition totale de la neige, je peux pas m’empêcher de trouver ça magnifique, la non-ville. Avec ces arbres bien rangés, ses montagnes régulières et ses rivières artificielles, j’ai des fois envie d’écrire de la poésie. Mais je n’ai pas le temps, ici au camp pour migrants ZV14, on passe nos journées à faire des pieds et des mains pour obtenir le droit de quitter le territoire. Après l’attaque du thermo-train par les cyber-fascistes, je suis quand même content de dormir sur un lit, avec des portes qui ferment à clef. Même si on est 187 dans ma chambre, je me sens un peu protégé.

Mardi 7 janvier 2517

Ça y est ! Marseille ! Marseille ! Après deux mois de voyage, j’y suis arrivé. On y est arrivé, même. Fleur ne marche plus, les voyages cachés sous les techno-bus et les changements de température ont eu raison de sa carte-femme, mais je l’ai quand même portée avec moi jusqu’au bout du voyage. Peut être qu’un jour je pourrais la réanimer. Elle aimerait tellement cette ville flottante, avec ses immeubles qui changent de place pendant la nuit, ses tunnels sous-marins et ses vestiges qui dépassent encore ici et là de la mer. D’ailleurs elle ne pue pas tant que ça, la mer. C’est peut être parce que je suis heureux que je la trouve belle.

“Van le Marseillais !”

Gaspard


 

Tabarnacle, 45 ans – Kébec

1er février 2516

L’an 2516, ce premier février, je quitte le territoire de Nunavut (notre terre) qui est un territoire fédéral du Nord du Canada, bordé au sud par le Manitoba et à l’Ouest par les territoires du Nord-Ouest, il est 10h30.

2 février 2516

Je laisse Nunavut et ses Inuits et me dirige vers l’Est. Je pénètre dans un territoire nommé : La Poudreuse ; vaste étendue de neige bleutée. Sur ma gauche, j’aperçois l’ile aux Coudres, parsemée de phoques ; nous sommes le 2 février 2516.

3 février 2516

Le 3 février 2516, je rencontre des Amérindiens ornés de plumes d’oiseaux. En mon honneur ils font la danse des bisons. Ils vivent perchés sur des cités lacustres en forme de pyramides sur un matelas magnétique. Ils utilisent des pirogues en forme de bulle à progression nucléaire pour leurs déplacements. La cité s’appelle : Ecologica.

4 février 2516

sur mon radeau en forme de tube, je quitte le littoral kébecois, il est 11h et je traverse un archipel, les îles flottantes qui circonvolutionnent en continue, dénommées : Les Atlantides. Je rencontre sur ma route des baleines volantes, traçants des arcs en ciel, sur l’horizon rougeatre. Et soudain, la cote Europa !

Le 5 février 2516

Émerge de la brume salée Massilia, il est 23h. Je dépose mes deux sacs marins.

Daniel


 

Isha, 26 ans – Inde

3 avril 2516

Je peine à m’éveiller ce matin ; je n’ai rien dit à ma famille. Je n’ai pas emporté grand chose pour qu’ils ne se doutent de rien. Je sors avec un petit sac à dos pendant que ma mère prépare le thé. Je n’ai pas fait mes offrandes. Ni mes adieux. Il faut choisir. Pour moi le choix s’est fait tout seul. Je ne survivrai pas sans mon alphabet. C’est partir ou mourir. En pensée je convoque ce grand-père dont je porte le prénom. Lui seul aurait su me comprendre.

5 avril 2516

Le voyage a commencé mal. Il fallait que je rejoigne le continent, qui n’est plus très accessible par la mer depuis que mon île s’est détachée du fonds sous-marin et vogue au gré des vents sur la surface de l’océan. Indien, c’est ainsi qu’on l’appelle.

6 avril 2516

Le premier soir je flotte, on est une centaine dans le subferryboat, et par les périscopes on voit de temps à autre un cétacé mutant dérouler son plumage dans l’écume argentée. Je trace quelques signes tamouls dans la buée qui suinte des parois transparentes. Je prie par écrit. Je prie et je crie en silence aux dieux aveugles, sourds et muets de notre époque effrénée. Au début, mon île semble nous suivre dans le sillage épars, à moins que ce ne soit moi qui peine à m’arracher pour toujours d’elle et qui forge des hallus réalistes.

9 avril 2516

J’ai préféré tenter ensuite la direction australienne, mais les vents m’ont dérivé en New-New Zeland .

18 janvier 2517

Il y a dix lunes que je fais le poireau à l’entrée du Tunnel. Bon, en même temps je ne suis pas tout seul à fuir. Oakland ressemble à un labyrinthe où se croisent tous les indigènes terrestres pour s’engouffrer sans but dans cet espèce de trou du cul du monde.

22 février 2517

Ça y est j’ai pris le tunnel et je suis arrivé en France. Sur le bord de la route j’ai vu des gens de toutes les couleurs. J’aurais normalement dû arriver à la capitale, Lutèce III, mais un embranchement vers la fin m’a aiguillé vers un grand port sous-marin, Massilia, où le poisson est divisé en petits carrés fuschia pour attirer la clientèle enfantine.

Marion


 

Tina, 26 ans – Province des Hautes Andes.

Pilitika, 23 mars 2516, 5h35

C’est le grand départ. J’ai eu du mal à me lever – il est bien trop tôt pour moi, et la soirée d’adieu sous les étoiles andines s’est un peu éternisée, il faut dire. Heureusement, mon cyber-réveil a rempli ses fonctions et nous voilà, les trois frangines, à essayer de retenir nos larmes dans l’embrassade collective. Je saute dans le bus magnétique juste avant qu’il ne démarre, direction Rio. Le jour se lève à peine, et moi, je n’arrive pas à détacher mon regard de cet horizon aux mille couleurs.

Rio, 23 mars 2516, 17h40

Enfin arrivée à Rio, après 12h de route magnétique (mon coliphone est tout déréglé), 2 pannes et tous ces arrêts dans les petites cités qui longent la ligne internationale. Je crois que j’ai attrapé un rhume, avec leur climatisation d’avant-guerre.

Quelque part au-dessus de l’Atlantifique, 24 mars 2516, 2h05

J’ai trop dormi dans le bus magnétique. Et je suis excitée comme une puce bionique à l’idée de revoir l’Europe. Trois ans déjà depuis mon échange universitaire dans l’arc Médinord ! Dans tous les cas, impossible de dormir dans cette aérocapsule bondée de touristes mexicains. Par le hublot, j’aperçois à travers les nuages les lumières de la côte Subsaharienne.

Salle d’attente de la douane Médinord, 24 mars 3h37

Apparemment, le flacon de bave de lama que m’ont offert les copains a éveillé les soupçons des douaniers médinordistes. Je leur ai expliqué que c’était un produit très courant dans la Province des Hautes Andes, qu’il avait pléthore d’utilisations, notamment dans les détox électroniques très en vogue en pays toltèque, pour la protection solaire autour du salar d’Unyuni ou l’assaisonnement des salades de maïs transgen. Mais rien n’y a fait, ils ont envoyé le flacon au dépistage sécu-bionucléaire… et m’ont donné un litre d’huile d’olive en cadeau de bienvenue-dédommagement.

Marseille, 24 mars 1516, 4h23

Mathilde est venue m’accueillir à l’aéromachine, avec un bouquet de sardines et la traditionnelle bise galactique – à Marseille, l’usage est de la faire en tournant sur soi-même. Il est tôt mais la ville est déjà en ébullition : depuis le passage au fuseau horaire universel, beaucoup de Marseillais sont devenus matinaux.

Sue


 

Sven,  22 ans – Désert de glace de Klässborg

20 Mars 2516

C’est la partie la plus difficile, on le savait avec Gran-ma quand on a préparé mon voyage. Seul depuis presque une semaine… Je me parle à haute voix parfois. C’est un son qui semble venir de nulle part dans cette immensité glacée. Pas de Rézocom jusqu’à l’infrazone de Budapest, c’est ce qu’on a convenu. Il n’y a personne à des kilomètres, si j’active mon implant ici, je serai repéré trop facilement. Je me suis entrainé. Je suis l’éclaireur. Ils comptent sur moi. Mahr-Sey. Mahr-Sey. Mahr-Sey. Mahr-Sey. Mon mantra.

23 Mars 2516

Je n’y tenais plus, j’ai tenté de joindre Gran-Ma hier matin. Béni soit Ichem, son bricolage a fonctionné et j’ai pu avoir des nouvelles de tout le monde. Ils tiennent bon, la jambe de papa n’a pas empiré, Brix m’a remplacée comme prévu sur le site de Carbocorp. Elle est moins rapide que moi pour chevaucher les courants vésiliens mais elle a l’endurance qu’il faut. Ils n’ont eu qu’une seule attaque depuis mon départ, et il n’y a pas eu de dégats, Garp veillait au grain. Les extros-fondamentalistes reviendront, ce n’est qu’une question de temps. Tout repose sur moi maintenant. Si j’arrive à rejoindre Métro-Mahr-Sey…

6 avril 2516

Cette comm m’a coûté cher : ils m’ont repéré et choppé à la frontière Géolilloise. J’ai perdu presque toutes mes affaires mais j’ai toujours l’essentiel, la balise ! et l’implant a l’air de fonctionner encore. Il faut qu’il tienne jusqu’au poste frontière de Lançon, c’est là que tout va se jouer !

La bonne nouvelle c’est ma rencontre avec Bodicae, c’est elle qui m’a sauvé. Elle est sortie de nulle part, une ombre mortelle qui m’a débarassé des Volants. Après ça a été une course folle pendant 3 jours, je n’en reviens toujours pas qu’on s’en soit sorti. Bodicae est assez secrète mais je crois qu’elle m’aime bien. En tous cas on est deux maintenant, et ça change tout.

15 Mai 2516

Bodicae… On s’est séparé pour augmenter nos chances de passer. Je suis sûr qu’on se retrouvera de l’autre côté. Le poste est devant moi, c’est l’instant de vérité. Moi, Sven, l’enfant des terres gelées de Klässborg, dont la famille est opprimée sous le regard impassible des Etats-Unis d’Europe, je vais peut-être bientôt rejoindre le monde libre. Depuis que Métro-Mahr-Sey a rejoint la Fédération Africaine Libre en 2484, c’est devenu la dernière enclave sur le territoire européen. Entrer à Mahr-Sey, c’est s’ouvrir la route de l’espoir vers le Sud. Là-bas, on dit qu’ils ont réussi à ne pas dépendre de Carbocorp et consort, qu’ils ont apprivoisé l’énergie et ont construit des micro-sociétés autonomes où le bonheur n’est pas un rêve. La balise permettra à ma famille de me rejoindre. J’y arriverai !

18 Mai 2516

J’ai actionné le mode télépathique du carnet. Imposible de profiter du spectacle et d’écrire en même temps, et tant pis si ça grille mes derniers crédits ! J’ai passé la douane tôt ce matin, il devait être 4h30. Et le digimask a fonctionné, ils n’y ont vu que du feu ! Après les dernières galères je commençais à douter des talents de hacker d’Ichem. Ce que je vois maintenant c’est tout simplement… Irréel. Ma barque s’apprête à passer sous l’Arche Portedex, l’entrée Nord de Mahr-Sey. Je suis entouré d’embarcation toutes aussi incoyables les unes que les autres, certaines ont des voilures que je n’avais jamais vu dans les numérimagiers de mon enfance. Et en face, le phare Bonne-Mer surplombe la ville engloutie, ses rayons multicolores dardent dans toutes les directions. Je me laisse submerger par un sentiment de liberté. J’ai réussi. Mes yeux s’embuent de larmes pendant que mon esprit réfléchit déjà à la suite : laisser les instructions sur la neuro-sonde pour que les autres puissent me rejoindre.

Nicolas